Edito juillet 2004
Il était là, allongé, à demi nu sur la table de massage de
skaï blanc, seul son bronzage caractéristique, en couche chocolat- vanille
l'empêchait de se fondre dans celle-ci. Il était avec l'homme aux mains d'or,
celui qui rend sa souplesse aux muscles pétris de toxines, durs comme du fer, celui qui
soigne la tête pleins de doutes, d'angoisses, de meurtrissures de l'athlète par
sa seule écoute et de petits mots distillés avec parcimonie, par des sourires
rassurants presque paternels, celui qui à la sulfureuse réputation d'administrer une pharmacopée détonante. La caméra s'approche, s'immisce sans briser la
complicité entre les deux hommes, elle veut se faire oublier dans cette
intimité, cet instant de repos absolu dans la tourmente ravageuse de la
compétition. Des tâches brunes éclaboussent son flanc, sa jambe, sa hanche, son
bras. Le guerrier est blessé d'une récente bataille, une bataille dont il devait
triompher, comme l'année dernière lorsqu'il a revêtu le célèbre maillot. Depuis, il
ne pensait qu'à ça, ne travaillait que pour ce bonheur d'être repéré, attendu,
adulé par tous, un maillot pour quelques lignes dans le grand livre de
l'histoire du vélo, des lignes que nul ne pourra plus effacer. Des lignes
écrites à cinquante à l'heure, à la seule force du muscle, tant de sacrifices,
de souffrances, de kilomètres parcouru par tous les temps à se battre contre son
propre organisme, pour le formater, l'agresser pour le rendre plus fort, tout ça
pour quelques centaines de grammes de tissu. Il savait qu'il ne le
garderait pas plus d'une semaine, qu'importe, cette semaine là était d'or.
Son fan club avait envahi le parcours du prologue, portant
sur la poitrine le nom de leur champion en lettres blanches sur un maillot noir, exultant sur son
passage, et puis, pour un stupide excès d'optimisme, pour servir son orgueil
légitime de champion, pour avoir voulu repousser une limite physique trop
rigide, pour un boyau qui se dérobe, le beau rêve s'est envolé alors que son
corps étreignait le bitume. Il souffre dans sa chair et plus encore dans sa
tête, et cette douleur là ne se soigne pas, elle s'estompe lentement, avec la
pommade du temps. Son corps était meurtri, son orgueil détruit. Lui, le rouleur
fluide, le chrono maître, l'esthète de la vitesse pure n'était plus qu'une masse
sans espoir de gloire, sans plus d'envie de se battre, perdu dans un océan en
furie.
Ils devisaient sur la journée, sur l'étape de demain, sur
la vie, leur sport. On le voyait exténué, les traits du visages tirés, la
chevelure hirsute, le regard triste, fouillant des yeux le plafond, cherchant un
repère, la voix faible, désabusée. Il disait qu'il avait passé une journée en enfer, il ne
pensait jamais voir cette foutue ligne blanche, chaque accélération passée était
une torture, chaque attaque à venir une condamnation certaine, chaque descente
un sursis fragile, chaque bosse un échafaud en puissance. Sur les dix
derniers kilomètres, parcourus à 60 a l'heure, il avait connu le paroxysme de la
douleur, il redoutait la journée suivante et celle d'après et toutes les
autres avec. Il disait qu'avec pareilles difficultés, lutter contre le dopage
était un voeu pieux. Le téléspectateur a compris à cet instant, deviné un
engagement contre l'aide pharmacologique, une bonne chose. Il apparaissait
fragile, terriblement humain, touchant, très loin du discours lisse, stéréotypé,
creux
servi par les sportifs dans toutes les circonstances de leur carrière, le masque du
champion tombait sous les doutes de l'homme. On le voyait sous un
jour nouveau, il faisait parti des copains, on se sentait proche de lui, on
aurait aimé lui parler, le rassurer, aller boire un coup avec lui au café du
coin, le prendre par l'épaule pour lui dire qu'il aurait d'autres occasions de
faire parler la poudre, d'autres rendez vous pour sa classe, tout un tas de
raisons de nous faire rêver encore. On allait pouvoir
être fier, ce n'était plus si courant depuis quelque temps.
Les années ont passées, quelques abcès ont percés, succédant à
d'autres tout aussi nauséabonds. Les repentis, pris la main dans le pot de
confiture, se montraient volubiles à ne plus pouvoir arrêter leurs confessions
vengeresses, éclaboussant le plus de monde possible parce qu'ils veulent bien
tomber, mais pas tout seul, parce que c'est injuste à leurs yeux et c'est peut-
être vrai que ça le serait. On a re-vu,
ré- entendu, re-lu les mêmes sempiternels aveux, faisant un lit idéal à toutes
les rumeurs gluantes, glauques, tenaces.
Son équipe était dans l'oeil du cyclone, je l'imaginais
volontiers serein, forcément épargné. La police a prouvé le contraire, "il" est
comme beaucoup d'autres tombés avant lui, précipités dans une fuite en avant
infernale, consternant.
J'ai compris que si la caméra se faisait oublier lors du
reportage, lui ne l'avait pas oublié. Il envoyait un message, travaillait son image, une image qu'il a
envoyé, que j'ai colorié et aujourd'hui déchirée, amer.
C'est pas parce qu'on cuisine si bien le gibier dans notre
beau pays, qu'il faut y voir soixante millions de pigeons.